S. Moyard: L’affaire Pierre Gerbais (1379-1382)

Cover
Titel
Crime de poison et procès politique à la Cour de Savoie. L’affaire Pierre Gerbais (1379-1382)


Autor(en)
Moyard, Salima
Reihe
Cahiers lausannois d’histoire médiévale 44
Erschienen
Lausanne 2008: Université de Lausanne
Anzahl Seiten
501 p.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Elisabeth Salvi

De tous les crimes, l’empoisonnement est le plus atroce, et le plus lâche aussi ; souvent, il découle d’une préméditation du criminel et d’un abus de la confiance du malheureux qui en est une victime. Toutefois, le crime de poison est difficilement démontrable et nécessite la mobilisation des médecins appelés à qualifier le forfait. C’est le cadre judiciaire dans lequel s’inscrit la recherche de Salima Moyard, parue dans la belle collection des Cahiers lausannois d’histoire médiévale. Quant au contexte politique, c’est la Savoie d’Amédée VI, un État alpin en pleine ascension dont la puissance repose sur le contrôle des routes d’accès et de leurs péages aux principaux cols alpins qui conduisent vers la riche plaine du Pô. Appuyant Louis d’Anjou, le comte Vert s’est engagé dans les campagnes d’Italie pour récupérer les droits angevins sur la terre du Piémont. Il doit ainsi mobiliser de fortes sommes, en partie fournies par Pierre Gerbais, le trésorier général du comté, inculpé du crime d’empoisonnement d’Hugues Grammont, lequel est devenu son vassal suite à d’excessives dépenses couvertes par le grand commis des finances.

Le procès de Pierre Gerbais est pluriel. Le décès du noble de Grammont le 29 septembre 1375 génère d’abord une première tentative d’accusation de concussions et de malversations dans l’office des trésoriers. Puis, agressions et incendies se déchaînent, sur le mode des guerres féodales,malgré les trêves imposées par le comte en 1377 et en 1378. Le parti des Grammont est appuyé par le puissant lignage des Luyrieux,menacé lui aussi par l’extension de l’influence du bourgeois du Bugey à la tête des finances de l’État savoyard.

Le comte veut-il alors reprendre le contrôle sur ces guerres intestines? Bien que l’accusation soit construite sur des faits extrêmement ténus et notamment sur la mort suspecte de la victime, la justice se mobilise. Un premier jugement aurait abouti (octobre 1379) à la détention perpétuelle de Pierre Gerbais malgré le procureur qui requiert la peine capitale. Toutefois, la famille d’Hugues de Grammont est déboutée dans ses prétentions à la succession des biens de leur parent décédé; ces derniers reviennent à Pierre Gerbais et à ses fils. La détention du trésorier à demi-déchu a lieu, dans un premier temps, au château de Nyon, puis il est probablement transféré à Chillon «dans une chambre munie d’une cheminée, notamment proche de celle du comte et de la Salle des chevaliers» (p. 294), ce qui laisse entrevoir les relations complexes que le comte entretient avec son trésorier général, lequel a déboursé une amende de «plus de 26000 florins d’or» (p. 329) ; d’autres tributs sont ponctionnés et, in fine, une grande partie des biens de l’inculpé est confisquée, en faveur du comte.

Si la question des tensions sociopolitiques et dans une certaine mesure celle des enjeux financiers liés au renforcement du pouvoir comtal constituent un paradigme majeur de l’étude, Salima Moyard problématise sa recherche sur la critique matérielle des pièces constituées par la série des témoignages recueillis dans le cadre du procès de recours, intenté par les nobles de Grammont, qui s’étend de 1380 à 1382. Dans une procédure de type accusatoire, c’est aux parties opposées que revient la tâche de citer les témoins qui déposent publiquement. L’intérêt de l’étude minutieuse de Salima Moyard réside dans la réorganisation des quarante documents déposés auxArchives de Turin et édités dans le présent ouvrage. Parmi la nature des pièces retrouvées, l’historienne focalise son attention sur les documents médico-légaux produits par les parties adverses pour évaluer la présomption du crime de poison.

À travers l’analyse des avis et expertises des médecins qui regroupent les questions posées tant par la défense que par l’accusation, l’auteure dresse un portrait socioprofessionnel des protagonistes convoqués comme experts. Alors que les médecins de la défense sont issus des centres universitaires d’Avignon et de Montpellier et concluent tous «avec moult détails, illustrations, commentaires et citations, à la mise en doute formelle de l’empoisonnement», ceux de l’accusation sont inconnus et un seul des sixmédecins est diplômé de l’Université de Pavie. Quant à leurs dépositions, elles sont «sommaires, rapides, incomplètes, non justifiées, sans nuance, non documentées et pratiquement jamais argumentées» (p. 240) et les médecins concluent à un «empoisonnement certain ayant provoqué la mort d’Hugues de Grammont» (ibid.). À travers la comparaison médicale, l’historienne rend compte des stratégies discursives qui débouchent sur des expertises contradictoires pour qualifier la présence d’un poison dans le corps de la victime.

Si le procès de Pierre Gerbais se termine par un non-lieu, suite à la mort d’Amédée VI en 1383, la nature du recours, étudié ici, rend compte d’une justice du prince,miroir de la fabrique de l’État. Par ailleurs, en inscrivant l’étude de l’affaire Gerbais dans un faisceau de procès à forte connotation politique intentés par la Maison de Savoie aux XIVe-XVe siècles (procès du duel d’Othon de Grandson ou encore les causes de Jean Lageret, de Guillaume Bolomier ou d’Antoine de Sure dont la définition du crime mériterait une étude plus ample), Salima Moyard contextualise une transition vers la procédure inquisitoire dans les cours laïques. Cette dernière, qui a lieu à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, voit l’acte écrit et le secret de l’enquête renforcer le contrôle étatique de la justice alors que l’accusation d’empoisonnement, présente aussi dans les affaires examinées après le procès de Pierre Gerbais, bascule dans le crime de sorcellerie jusque vers la fin du XVIIe siècle. La première édition des documents du procès de recours présentés ici – ponctuée par un nombre important de tableaux chronologiques de documents judiciaires – ouvre ainsi une autre perspective de recherche qui s’inscrit dans l’histoire de la justice.

Citation:
Élisabeth Salvi: Compte rendu de: Salima Moyard, Crime de poison et procès politique à la Cour de Savoie. L’affaire Pierre Gerbais (1379-1382), Lausanne, Cahiers lausannois d’histoire médiévale 44, 2008. Première publication dans: Revue historique vaudoise, tome 118, 2010, p. 283-284.

Redaktion
Veröffentlicht am
28.06.2012
Autor(en)
Beiträger
Redaktionell betreut durch
Kooperation
Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
Weitere Informationen
Klassifikation
Epoche(n)
Region(en)
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit